Johnny Cash - American IV : The Man Comes Around
2002
American Recordings
Je ne peux pas prétendre connaître ne serait-ce que partiellement l'oeuvre de Johnny Cash. Je n'essayerais donc même pas, puisque ça risquerait de mettre en rogne les fans de longue date, les vrais connaisseurs. D'ailleurs ça tombe bien, puisqu'il n'y a vraiment pas besoin d'une quelconque culture musicale pour parler de ce disque, ni pour se laisser toucher par sa grâce. Rarement la musique a été aussi universelle, aussi accessible, et tout simplement belle. Pourtant l'histoire ce disque et de la série des "American Recordings" ne semble pas vraiment propice à la sortie d'un chef d'oeuvre. Une ex-icône de la country au seuil de la mort, poussé à enregistrer de nouveau par ses proches et un jeune producteur star des années 90 (Rick Rubin). Voilà qui semble tout droit sorti de l'esprit d'un scénariste hollywoodien, genre biopic glamour. Dans la vrai vie, ces histoires là n'arrivent pas. Ou bien elles ne résultent pas des chefs-d'oeuvre. Sauf ici.American Recordings

Pour ajouter à mon incrédulité, le disque est composé en grande partie de reprises. Pour autant, on ne peut pas vraiment le qualifier d'album de reprises. Déjà parce que le terme est un peu péjoratif. Combien d'albums de reprises font figures de classiques (à part pour le jazz, le blues, les premiers Led Zep')? Il faut dire que la reprise est un art difficile. Pour la plupart des groupes amateurs, ça consiste à détruire une oeuvre connue ; pour beaucoup, il s'agit de reprendre un morceau sans rien y ajouter. Parfois un artiste parvient à insuffler une nouvelle vie à une chanson (quand Patti Smith a fait entrer "My Generation" en plein dans le mouvement punk) ; d'autres fois, le morceau d'arrivée est excellent mais n'a plus grand chose à voir avec une reprise (comparez différentes versions du standard "Hey Joe"...). Mais la performance de Johnny Cash relève ici de l'exploit. Il s'implique totalement dans chacune de ces chansons. Il se les approprie entièrement, et pourtant il s'agit toujours des même morceaux. Musicalement, pas de bouleversement. Au contraire, Cash épure les morceaux, n'en garde que l'essence: une voix une guitare, parfois un piano ou des cordes... Le reste, c'est de la magie, l'âme, ce qui différencie à jamais un musicien d'une machine. Comment expliquer autrement la différence entre "Hurt" telle qu'écrite par Reznor et chantée par Cash? En jouant la même chanson, en chantant les même paroles (à l'exception d'un blasphème légèrement transformé) Cash ne raconte pas du tout la même histoire. Il faut l'entendre pour le croire. Même chose pour "Personal Jesus" : la version de Depeche Mode ne parle certainement pas de foi, contrairement à celle de Cash. Parfois il révèle simplement la beauté: je pleure comme une madeleine dès le début de "Hung My Head"... J'ai donc essayé de découvrir l'original (j'ai été un peu surpris de savoir qu'il s'agissait de Sting). Il m'a fallu beaucoup d'abnégation pour écouter ça d'un bout à l'autre. Dommage car les paroles sont magnifiques. Heureusement, Johnny Cash a sauvé ce joyau.
Un des secrets de Cash, c'est qu'il soutient les paroles comme peu d'interprètes savent le faire. Il sait donner une qualité uniques aux textes. Déjà dans sa jeunesse, Cash jouait "A Boy Named Sue" comme on raconte une histoire. Mais la démonstration est encore plus éclatante ici puisqu'il s'agit de textes qu'il n'a pas écrit. Chris Cornell expliquait après que Cash ait couvert son "Rusty Cage", que les gens lui disaient pour la première fois qu'il avait écrit de magnifiques paroles. Ce genre de propos doit représenter un sérieux coup pour l'amour propre d'un chanteur, mais résume tout à fait le talent d'interprète de Cash.
Je parlais d'universalité au début de ce texte, toutefois c'est vrai que parler Anglais aide un peu en l'occurence. On a encensé Bob Dylan comme le barde, le littéraire du Rock. Pourtant, il a été prouvé qu'on peut aimer Dylan sans les textes. Au contraire, je trouverais dommage d'écouter ce disque sans en comprendre les paroles. Certes ça n'ôte rien à l'emotion qui transpire dans la voix du vieil homme. Mais Cash raconte des histoires autant qu'il chante (contrairement à certaines chansons de Dylan dont on cherche toujours ce qu'elles racontent...). Et Cash prêche mieux que personne. A vrai dire, il est peut-être le seul qui ait jamais réussit à me toucher en parlant de Dieu, à me faire réellement comprendre ce qu'est la foi. Partager ceci à travers un enregistrement n'est pas une mince affaire, et ça prouve le talent du bonhomme.
Le producteur Rick Rubin officie dans l'ombre, il soutient Cash sans être intrusif. Ce qui n'est pas un travail facile: en matière de production sonore, le minimalisme est souvent une tâche difficile. C'est pourtant ce qui marche le mieux ici, ce qui laisse l'artiste s'exprimer. Au contraire, les cordes sur "Bridge Over Troubled Water" n'ajoutent rien à l'ensemble. Au final on peut saluer ce producteur qui semble taillé pour sauver les artistes sur le déclin (ce qu'il avait déjà fait avec les Red Hot Chili Peppers, même si on peut aujourd'hui douter du bien-fondé de leur sauvetage).
Le seul défaut de cet album, c'est que certaines chansons me paraissent un peu fades, le tout paraît un peu inégal. Normal après tout: si tout le disque était au niveau de ses meilleurs morceaux, je serais incapable de l'écouter sans être submergé par l'émotion.